Pour pallier au déficit pluviométrique, l’irrigation apparaît comme la solution à court terme la plus efficace. Mais elle montre pourtant rapidement ses limites dans l’Aude et l’Hérault, où l’accès à l’eau et la gestion de cette précieuse ressource posent problème alors que le climat est de plus en plus aride.
Quand la vigne a soif, les viticulteurs sont aux abois. Les épisodes de sécheresse répétés des dernières années – et ceux annoncés pour celles à venir – mettent à mal le modèle de production traditionnel de la vigne dans l’ex-Languedoc-Roussillon, première région viticole de France. Selon les premiers chiffres du ministère de l’Agriculture, “la récolte du bassin devrait être inférieure de 4 % à celle de l’an dernier”. Dans l’Hérault, « la campagne viticole s’annonce difficile malgré une pluviométrie élevée dans l’est », annonce la Chambre d’agriculture départementale. « La récolte de 2024 sera inférieure aux années précédentes, une conséquence directe de la série d’aléas climatiques que nous subissons depuis 2020 », assure-t-elle.
Une “véritable catastrophe »
Une « véritable catastrophe » selon Frédéric Rouanet, président du Syndicat des vignerons de l’Aude, un département particulièrement touché par la sécheresse. Il assure que 2024 sera la « plus petite récolte jamais vue dans [son] département », alors même qu’il pensait avoir déjà assisté au pire en 2023. Dans l’Hérault, les vignes biterroises et le bassin de Thau récoltent encore les fruits des sécheresses passées.
« C’est encore difficile à évaluer mais il y a des endroits où la récolte a perdu 30 % ou 40 %. Ce sont les conséquences de la sécheresse extrême de l’année dernière, on paye l’addition sur deux ans », souligne Guilhem Vigroux, élu à la Chambre d’agriculture de l’Hérault et vigneron coopérateur dans la commune de Villeveyrac. L’année dernière, il est tombé 180 mm d’eau sur le Biterrois et 220 mm sur le secteur du bassin de Thau », se désole-t-il, alors qu’il faut un minimum de 400 millimètres de précipitations annuelles pour permettre à la vigne de produire du raisin.
Dès lors, que faire face à cet amer constat ? L’irrigation semble être la réponse la plus efficace (et immédiate) pour répondre à ce dilemme et maintenir un rendement économiquement acceptable. Les viticulteurs sont, en tout cas, de plus en plus nombreux à y avoir recours pour pallier au déficit pluviométrique. Selon les chiffres officiels, 55 943 hectares de vignes étaient irrigués en 2016, soit 7,3 % de la surface viticole française.Un pourcentage faible mais en constante augmentation (deux fois plus qu’en 2010).
Dans le bassin viticole du Languedoc-Roussillon, ces surfaces irriguées « représentent 20 % des surfaces totales de vignes avec des taux d’irrigation des vignes variables d’un département à l’autre : 26 % dans l’Hérault, 20 % dans l’Aude, 15 % dans le Gard et 5 % des surfaces dans les Pyrénées-Orientales », selon le ministère de l’Agriculture. Ainsi, un cinquième des vignes de cette zone est désormais irriguées, une surface qui a doublé en dix ans (1).
Les pouvoirs publics ouvrent les vannes
Bien que posant de multiples questions, notamment sur la gestion collective de la ressource en eau, la vigne est abreuvée par l’argent des pouvoirs publics qui s’épanchent volontiers au chevet du malade (rappelons que l’agriculture est le deuxième secteur économique de l’Hérault après le tourisme). « Ces dix dernières années, les compagnies d’ouvrages hydrauliques, largement soutenues par les collectivités, ont développé des projets d’irrigation », explique Nina Graveline, chercheuse à l’Inrae (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement) de Montpellier, à nos confrères de Reporterre.
Exemple avec l’Aqua Domitia lancée en 2012 pour transférer les eaux du Rhône vers le sud du Languedoc, le plan du Département de l’Hérault baptisé “Hérault irrigation” pour irriguer 22 500 hectares supplémentaires d’ici 2030 pour un budget de 310 M€ (2), dont ce projet dans la haute vallée de l’Hérault pour pomper l’eau du lac du Salagou afin d’irriguer 700 hectares de vignes en souffrance (7 millions d’euros).
Problème, les niveaux dans les cours d’eau et les nappes phréatiques diminuent autant que dans les rapports pluviométriques de Météo-France. Des solutions existent pour économiser l’eau – les systèmes de goutte à goutte (3), les irrigations ciblées ou la réutilisation des eaux usées – mais elles sont pour l’heure balbutiantes comparées à l’urgence de la situation (moins de 1% des volumes traités dans les stations d’épuration sont aujourd’hui réemployés en France, contre 8% en Italie et 15% en Espagne).
La réutilisation des eaux usées, une solution limitée
Au domaine expérimental de Pech-Rouge, à Gruissan, dans l’Aude, l’Inrae teste un système de réutilisation des eaux usées traitées (REUT) unique en France baptisé Irri-Alt’Ea. « Nous avons lancé les premières expérimentations en 2013 et c’est devenu une réalité en 2022. Il a fallu quand même 10 ans pour le faire aboutir », confie Nicolas Saurin, le responsable de cette unité.
Pensée pour arroser en goutte-à-goutte 80 hectares de vignobles, cette dernière n’en couvre qu’une quarantaine actuellement, qui se partagent entre Pech Rouge, la cave coopérative de Gruissan et quelques parcelles d’autres viticulteurs, sur 8 kilomètres de canalisations. Elle consiste à retraiter une partie de l’eau en sortie de station d’épuration avec une seconde filtration, puis une décontamination par chloration et traitement UV, jusqu’à obtenir une qualité compatible avec l’irrigation.
Un vrai espoir pour les vignes de la communauté d’agglomérations du Grand Narbonne n’ayant pas accès à une irrigation classique par les eaux agricoles et ne pouvant utiliser l’eau de ville, mais qui présente cependant plusieurs défauts à même de calmer les excès d’enthousiasme. Premièrement, cette solution est très limitée géographiquement car pour les stations d’épuration qui rejettent dans les cours d’eau, elle pourrait nuire à leur niveau d’étiage. « C’est le cas dans le bassin montpelliérain où les eaux usées font déjà partie des eaux de surface », précise Nassim Ait-Mouheb, chargé de recherche à l’Inrae et responsable d’une petite unité expérimentale similaire à Murviel-lès-Montpellier depuis 8 ans. Deuxièmement, elle ne peut être utilisée que pour les parcelles situées dans un rayon de quelques kilomètres, ce qui limite fortement son potentiel.
« C’est ça ou la mort de la vigne »
Et, enfin, dernier point noir : son coût. A Puech-Rouge, le mètre cube d’eau, à la sortie de la station d’épuration, revient à 0,53 euro « mais en prenant en compte l’électricité, on atteint 0,72 euro par mètre cube, sans compter les frais de fonctionnement », indique Nicolas Saurin, soit environ 1 euros par mètre cube (l’eau d’Aqua Domitia, le réseau hydraulique qui achemine de l’eau du Rhône jusqu’à Béziers, est distribuée à un prix qui avoisine les 15 centimes du mètre cube pour les agriculteurs).
Du côté du Grand Narbonne, qui absorbe une partie des investissements et coûts de fonctionnement (mais pas ceux qui sont liés à l’acheminement jusqu’aux vignes), l’angle financier ne prime pas : « Je ne sais pas si on rentabilisera un jour, explique Michel Jammes, vice-président chargé du grand cycle de l’eau, à nos confrères du Monde. Mais c’est ça ou la mort de la vigne. Or, beaucoup de familles vivent de la viticulture et il y a un aspect sécuritaire important, car la vigne est un coupe-feu qui nous protège. »
Autrement dit, « si on arrête la culture de la vigne, on arrête la culture et l’entretien des paysages. Et donc on se retrouve avec des friches et un risque d’incendie important. Il faut, du coup, quand même maintenir l’agriculture et une viticulture dans certains territoires », souligne Nicolas Saurin. Et d’ajouter, formel : « Sans irrigation, on ne va pas pouvoir maintenir certains vignobles, il y aura des choix à faire. »
Car même l’irrigation à ses limites dans des zones assimilées aujourd’hui à un climat semi-aride (entre 500 et 800 mm de précipitations par an). « Il faut de la pluie en hiver, analyse le président du Syndicat des vignerons de l’Aude, même en arrosant, j’ai fait du 20 hectolitres à l’hectare. Il va me falloir payer l’eau pour des hectares qui ne m’ont rien rapporté, ce n’est pas rentable. »
« L’irrigation, ce n’est pas la solution »
« L’irrigation, ce n’est pas la solution, c’est un des outils, poursuit Guilhem Vigroux, comme le changement des cépages et faire des recherches sur les portes-greffes. Parce que l’irrigation ne pourra pas couvrir tout le département [l’Hérault]. Donc, ce n’est pas la solution et il faut trouver des solutions pour des gens qui n’auront jamais l’eau. »
Dans la boîte à outils, « il y a aussi des solutions de stockage avec des retenues collinaires à dimensionner pour être capable de collecter intelligemment et faire des réserves », note Nicolas Saurin. Ou encore « retenir de l’humus du sol » ou le « biochar, une solution pour retenir l’eau avec des pierres poreuses mais cela atteint vite ses limites, reconnaît Guilhem Vigroux. Par exemple, si on augmente la capacité d’humus, on va retenir l’équivalent de 20 mm d’eau. Donc encore faut-il qu’il pleuve. »
« Il y aura peu de viticulture sans eau »
Ainsi, Jean-Marc Touzard, directeur de recherche à l’Inrae de Montpellier et co-auteur du livre «Vigne, vin, et changement climatique» aux Éditions Quae, estime, « ne serait-ce que pour des raisons de justice spatiale et professionnelle entre viticulteurs », qu’il faudrait mettre « autant d’argent, voire plus, sur les solutions pour les vignobles non irrigués que pour ceux qui bénéficient d’un accès à l’eau ».
Quoi qu’il en soit, « maintenir une production rentable de vigne sans eau va devenir de plus en plus compliqué », assure Nicolas Saurin alors même que les ventes de vin baissent d’année en année. Et de conclure : « Il n’y aura pas d’agriculture et peu de viticulture sans eau, d’une manière ou d’une autre. Je pense que l’on va être confronté à des années sèches, très sèches, qui vont impacter les exploitations, ce sera difficile. Il va falloir penser à des systèmes qui permettent de la résilience. »
Cyril Durand
(1) Selon les chiffres compilés par Nina Graveline, chercheuse à l’Inrae, à partir du recensement général agricole, l’agriculture irriguée en ex–Languedoc-Roussillon est passée de 9 à 14 % toutes surfaces confondues, et de 8 à 20 % pour la vigne, entre 2010 et 2020.
(2) co-financé par l’Europe (Feader), l’Agence de l’Eau, la Région Occitanie et diverses autres collectivités locales.
(3) Dans le bassin viticole Languedoc-Roussillon, « la capacité d’irrigation des exploitations spécialisées viticulture est de 47 980 ha. 83 % des surfaces sont irrigables par micro-irrigation, 11 % par aspersion et 6 % par gravité » (Agreste, avril 2024, ministère de l’Agriculture).
Photo principale : Nicolas Saurin (Inrae) observant l’irrigation de jeunes plants de vigne © Xavier Remongin / Ministère de l’Agriculture.