L’ÉCO DE L’ÉCHO. À la tête d’une table deux étoiles Michelin, auréolé de mille et un titres, le chef carcassonnais est en perpétuel mouvement pour réinventer un métier quelque peu bousculé par la conjoncture. Rencontre.
On a beau arborer deux étoiles sur son tablier blanc immaculé, un col tricolore de meilleur ouvrier de France et afficher un inaccessible Bocuse d’or, on n’échappe pas au contexte économique. Dans son océan d’élégance gustative, au sommet d’une montagne de créativité culinaire, Franck Putelat en a bien conscience. Si le chef installé à Carcassonne, aux multiples récompenses, jongle méticuleusement entre ses multiples casquettes, il porte un regard posé sur l’avenir du métier. Loin d’être défaitiste, il prône l’inventivité perpétuelle. Derrière un piano d’où sont envoyées des assiettes millimétrées ou devant son bureau d’entrepreneur aux milles activités, même combat : il est un adepte du mouvement permanent.
« Nous vivons une transition. Le Covid a accéléré les choses mais on sentait déjà avant que quelque chose s’enclenchait : on avait du mal à trouver du personnel, à monter des équipes et à avoir des collaborateurs autour de nous. Aujourd’hui, nous y sommes : une mutation est en train de naître. Il faut faire attention, prendre le bon chemin. Réfléchir, analyser. » À La Table de Franck Putelat, deux étoiles accrochées au pied de la Cité, l’exigence est totale. Accueil, service, cuisine, réception : chaque détail impose du monde, beaucoup de monde. « C’est une belle, une très belle vitrine mais il est difficile, pour ne pas dire impossible, de gagner de l’argent. Le but, c’est au moins de ne pas en perdre », poursuit le chef venu du Jura pour s’installer à Carcassonne en 1998.
Nîmes, Montpellier… et surtout Carcassonne !
Alors, la rentabilité, il l’obtient en collectionnant les activités : la brasserie à Quatre temps, un gastro en centre-ville de Carcassonne, ou encore des conseils ou implications plus importantes pour d’autres grandes adresses comme au restaurant du musée de la Romanité à Nîmes ou au domaine montpelliérain de Verchant… sans oublier, à Carcassonne toujours, l’hôtel du Pont-levis ou celui du Parc, un cinq étoiles qui jouxte La Table de Franck Putelat et est baigné par le même raffinement. Il ne s’arrête jamais disait-on.

« Oui, j’ai beaucoup d’activités, mais tout est bien organisé », assure-t-il. Nîmes, Montpellier, les réunions de communication : chaque déplacement a son jour, chaque rendez-vous sa place. Cette discipline lui permet, entre autres, d’accompagner la brigade du domaine de Verchant vers la quête d’une étoile. Ou de renforcer l’identité de sa brasserie gastronomique de la Bastide : « Après les matches de rugby, on a de belles fréquentations. Mais j’aimerais aussi que ça devienne le rendez-vous des chefs d’entreprise le matin. J’aime ce moment de la journée. On cherche la bonne formule pour y parvenir. »
Un parcours hors normes
“Je connais des adresses qui font quatre ou six couverts par service. Ça devient très compliqué. Nous, on essaie de faire venir les gens à la même heure pour éviter une trop grande amplitude au personnel, parce qu’aujourd’hui on a des charges sociales qui nous tuent… Tout ça fait qu’à un moment, oui, le métier va changer, c’est sûr et certain, il va se passer quelque chose”, explique le Jurassien.
Dans les cuisines où seul le produit d’excellence a droit de cité, une autre difficulté se fait sentir : l’explosion des prix de la matière première. “On a toujours une augmentation de chiffre d’affaires mais on a aussi une grosse augmentation de nos charges. Si vous voulez un bar du Nil aujourd’hui c’est 50-60 balles. Il y a quelques années en arrière quand vous achetiez entre 28 à 30 balles, c’était déjà hors de prix… Vous achetez aujourd’hui des coquillages, des moules, des couteaux ramassés à la main, tout ça a triplé”, déplore le chef Meilleur ouvrier de France en 2019.

Même si le défaitisme n’est pas sa religion (on le comprend très vite), Franck Putelat a une pincée d’inquiétude pour l’avenir. Il en a pourtant vu. Formé par Philippe Legendre ou Georges Blanc, il prend en mains les cuisines de la Barbacane de l’Hôtel de la Cité en 1998. Il y obtiendra sa première étoile en 2002. Avant donc d’ouvrir sa propre adresse où il décroche une étoile en 2007 puis deux en 2012. Entre-temps, il aura brillé au Bocuse d’or 2003, avec l’argent à un petit point du lauréat.
“Toutes ces augmentations, on ne peut pas les répercuter sur la note”
MOF, deux étoiles, un Bocuse… Il fait aujourd’hui partie d’un cercle très fermé. Une expérience hors norme qui lui permet de poser un regard aussi lucide que légitime sur l’avenir du métier. Car si Franck Putelat est un virtuose de la cuisine derrière un piano, c’est aussi un chef d’entreprise pragmatique : “Les salaires ont augmenté de 6 à 8%. Personne n’en a parlé. Et je ne parle pas du prix de l’énergie. Toutes ces augmentations, on ne peut pas les répercuter sur la note… Donc il y aura un changement.” Alors, il faudra bouger. Trouver une nouvelle recette.

Laquelle ? Même lui ne le sait pas encore. Mais il cherche. Il observe. Il écoute. “Faut faire attention, faut essayer de trouver le truc ! Mon but, c’est de produire de l’excellence et à petit prix. Mais ça devient compliqué. Il y a un curseur qu’il faut arriver à placer au bon endroit. On est sur cette phase, on fait intervenir des gens pour réfléchir à cela.” Une certitude : ce passionné de Corse et de moto n’est pas prêt à couper le moteur.
Arnaud Gauthier
Photo : les sollicitations médiatiques font aussi partie du métier. ©A.G.
